1. La montée de la famille Lahoud 1
Baabdath menait une vie calme et laborieuse. Ses habitants (près de 1200) étaient tous maronites, servis par trois prêtres du village. Du point de vue civil, le village était sous les ordres du Kaïmakam résidant à Broummana.
Les habitants étaient tous plus ou moins parents, rattachés à une des quatre familles de base : Corbani, Melki, Labaki, Charabati. La famille Labaki était la plus nombreuse. Il en émergea la branche des Lahoud, plus riche et plus puissante. Les Lahoud se glorifiaient de leur amitié avec le Patriarche de Bkerké, S. B. Youhanna el-Hajj, ainsi que l’évêque de Beyrouth, Mgr. Youssef el-Debs et le Kaïmakam de Broummana, Rachid el-Khazen. Par ailleurs, ils avaient acquis une place de premier ordre dans l’économie du village, à cause de l’étendue de leurs terrains et de l’importance de leur filature (31 roues) alors que celle de leurs cousins n’en avait que dix. Politiquement, ils s’étaient hissés au poste de Cheikh el-Daya (maire du village), poste que le nommé Geries Lahoud garda vingt ans (1844-1904). Le directeur du Waqf (comité financier de la paroisse) était également un Lahoud. Ils étaient les seuls à avoir un caveau particulier dans le cimetière commun. Tout cela entraîna, du côté des Lahoud, des attitudes de supériorité frôlant la provocation, et du côté des autres habitants du village, une secrète jalousie.
Ce n’était pas un cas unique dans les villages libanais où certains seigneurs féodaux, gonflés d’orgueil, s’attiraient la haine de la population.
2. Des frictions qui s’accumulent
À Baabdath, l’étincelle s’alluma à propos d’intérêts économiques. Le village était alimenté par les eaux d’une source appelée « Al-Araar ». Ces eaux étaient, depuis longtemps, gérées par le système « Al-Arzaq wal A’nâq » c’est-à-dire proportionnellement au nombre des individus et à la superficie de leurs terrains. Cette règle ne faisait pas les affaires des Lahoud dont le nombre était restreint mais leurs terres très vastes, et qui avaient un grand besoin d’eau pour les 31 roues de leur filature. Des entorses fréquentes, des détournements d’eau allumèrent les querelles. L’affaire fut portée devant la justice qui, naturellement, prit le parti des Lahoud. Les autres familles jugèrent raisonnable de faire intervenir l’autorité religieuse. La délégation qui plaida la cause du village auprès de Mgr. Youssef el-Debs fut éconduite d’une façon nettement partiale, ce qui provoqua une réplique impertinente vis-à-vis de l’évêque.
Entre-temps et face aux tergiversations de l’autorité civile, une marche fut organisée vers le siège du Kaïmakam Rachid el-Khazen à Broummana. Elle était menée par trois prêtres maronites du village, à la tête d’une foule d’hommes et de femmes qui hurlaient leur indignation. L’affaire tourna mal, on en vint aux mains, une femme lança même son soulier à la figure du Kaïmakam. Il s’ensuivit une foule d’arrestations. L’évêque commit la maladresse d’interdire aux trois prêtres de célébrer la messe, et leur imposa une retraite d’une semaine au couvent de Deir-Elkalaa à Beit-Méry.
Les protestataires portèrent leurs doléances auprès du Patriarche qui tenta, mais en vain, les solutions pacifiques. Les révoltés de Baabdath en conclurent qu’il n’était pas avec eux, mais avec leurs adversaires. On était loin de l’affaire initiale des eaux.
Entre temps les points de friction se multiplièrent de part et d’autre :
— La foudre brisa la croix surmontant la tombe des Lahoud. Ceux-ci y virent un attentat.
— Au-dessus de la porte de l’église paroissiale, était posée une plaque commémorant la générosité de la population envers l’église Notre Dame. Les Lahoud la remplacèrent par une autre attribuant l’offre à la libéralité de leur famille. Ce qui amena un mécontent à briser la plaque.
— Une tentative sournoise fut menée de nuit. Les Lahoud envoyèrent une bande pour profaner la tombe de leurs adversaires. Mais ceux-ci eurent vent du complot et tendirent une embuscade à la bande nocturne qu’ils soumirent à une raclée bien méritée.
3. L’affaire du « Waqf »
Salim, frère du maire Geries, était le préposé au Waqf. Son administration suscita contre lui de graves accusations. Pourquoi ne donnait-il pas des comptes ? Où sont passées les recettes de l’église pendant ses dix années de gestion ? Il se lança dans une contre-offensive qui mit en cause les prêtres du parti adverse. L’affaire s’envenima. En vain, l’évêque envoya-t-il une commission d’enquête, confiée à des prêtres chargés de vérifier la comptabilité. Les résultats en furent rejetés par les deux partis, surtout par celui qui était hostile aux Lahoud et qui demanda en vain la révocation de Salim, gérant du Waqf.
4. Effets désastreux
Ces luttes mesquines eurent des conséquences spirituelles néfastes. Elles consacrèrent la scission du village en deux clans : Celui des Lahoud, prétendant être appuyé par le Patriarche, l’évêque et le Kaïmakam ; Celui du reste de la population écœurée, aigrie, prête à l’explosion.
Ne parlons pas du niveau spirituel : baisse de l’assistance à la messe, critiques acerbes contre le clergé, coup de grâce porté à la charité sensée être la marque distinctive des chrétiens.
5. La dernière cartouche
La crise était arrivée au point de non retour. Les Baabdathiens eurent un dernier recours : celui de demander le passage au rite latin. Ils en firent officiellement la requête à Mgr. Gaudenzio Bonfigli, Délégué Apostolique. Ils disaient avoir agi après « mûre et sérieuse réflexion ». La demande ne fut pas prise au sérieux. Le Délégué Apostolique ne pouvait, à cause d’eux, entrer en conflit, à la fois avec le Patriarche, l’évêque et l’autorité civile. De plus, ce passage au rite latin était inefficace : il ne réglait pas le partage des eaux du « Araar », il ne libérait pas les prisonniers dont le procès n’était pas terminé. Plutôt que de résoudre un problème, il en créait d’autres. Quel clergé prendrait en main les nouveaux latins ? Dans quelle église feraient-ils leur liturgie ? Où enterreraient-ils leurs morts ? Et surtout, surtout, ce serait une brisure fratricide quotidienne que le Délégué Apostolique ne pouvait entériner. Malgré diverses interventions, la réponse finale fut : Non.
6. Quittons les Maronites
Les meneurs du groupe mécontent décidèrent de faire le dernier pas : « Quittons les Maronites, faisons-nous Protestants ». Derrière cette manœuvre, il y avait une astuce. Le P. Boulos Awwad, secrétaire de la délégation apostolique, ne leur avait-il pas dit, en les congédiant : « Nous n’accueillons pas les catholiques dans le rite latin. Par contre, nous admettons les schismatiques et les protestants » ! Idée géniale, se disent ces gens : « Devenons protestants, puis demandons notre admission dans notre Mère l’Église Catholique, dans le rite latin ». Cette perspective calmait la conscience de ces croyants qui n’avaient aucune intention de renier leur foi mais voulaient, à tout prix, briser la tutelle de Mgr. Debs et des Lahoud, ses protégés.
7. Protestants pour protester
Le pas définitif fut franchi. Les meneurs s’abouchèrent avec le pasteur Théophile Waldmeier, chef de la secte protestante des Friends-Quakers, installée à Broummana, village voisin de Baabdath.
Theophilus Waldmeier (1832-1915)
Les Friends en avaient fait comme leur quartier général. Les Friends (les amis) ou Quakers (les tremblants) sont une secte protestante née au XVIIème siècle en Angleterre. Curieuse secte en vérité. Elle ne reconnaît pas le baptême de l’eau, ni l’Eucharistie, ni le mariage-sacrement, ni le culte des saints, encore moins celui de la Sainte Vierge. La secte s’est installée au Liban, en 1874, grâce aux œuvres du pasteur Théophile Waldmeyer qui ouvrit, à Broummana, une école de garçons et une école de filles.
Il va sans dire que la proposition d’une « église » à Baabdath l’enthousiasma. Les protestants cherchaient alors, par tous les moyens, à s’adjoindre de nouveaux adeptes, en leur prodiguant une aide matérielle et une aide scolaire pour leurs enfants. L’admission à l’école intéressait le peuple avant toute autre considération et les gens passaient outre au danger que courait la foi, préservée intacte jusque là.
Le pasteur promit l’ouverture d’une école et l’envoi d’un pasteur pour le culte, chaque dimanche. Prudemment, car il savait que les Baabdathiens venaient à lui poussés, non par une conviction religieuse, mais par leur haine contre leur évêque, il ajouta l’obligation de payer un dédit de 400 livres, si les maronites convertis retournaient à leur Église première. Ainsi, le pasteur loua une maison qui servirait, d’abord comme église et école. Le dimanche 28 février 1892, il arriva allègrement à Baabdath, présida le culte des Quakers, et présenta le professeur de l’école.
Le Pasteur aurait du se rendre compte, dès le point de départ, que son affaire n’était ni sérieuse, ni honorable, pour une secte qui accepte si aisément des adeptes, si peu garantis. Les nouveaux protestants venaient au culte le chapelet à la main, ils assistaient à la messe dans les villages voisins, avaient à leur tête deux prêtres maronites opposés à l’évêque. Ils continuaient les contacts avec le Patriarcat et la délégation apostolique, surtout par le truchement du P. Boulos Awwad, secrétaire de la délégation. Une vieille moribonde appela le prêtre pour recevoir de lui les Sacrements : à ce titre elle fut enterrée chez les Maronites.
En examinant plus à fond les convictions des « protestantisés », était-il concevable de voir ces gens cesser de prier la Vierge Marie, patronne de leur village ; ne plus donner le baptême visible, nié par les Quakers ; ne plus avoir la messe, ni cette sainte hostie qui avait donné à la famille Hachem le nom de Corbani [hostie] à la suite du miracle mémorable survenu à un prêtre de leurs ancêtres, qui avait vu l’Enfant Jésus dans l’hostie de sa messe à l’église S. Georges ? Non ! la conversion n’était qu’une proclamation ridicule et mensongère. Les maronites rebelles n’avaient d’objectifs réels que :
— Évincer Salim Lahoud, détenteur du Waqf, représentant l’autorité religieuse.
— Écarter son frère Geries, Cheikh du village représentant l’autorité civile.
— Se soustraire à la juridiction de l’évêque Debs devenu, à tort ou à raison, leur bête noire.
8. À la recherche d’une solution
Il fallait d’urgence trouver une issue. Le temps travaillait en faveur des protestants : une fois leur croyance incrustée dans le cœur des jeunes et des autres, toute marche-arrière serait difficile et le temporaire deviendrait définitif. Diverses solutions furent suggérées :
— Planifier une visite de Mgr. Debs à Baabdath, pour une réconciliation : visite utopique et stérile.
— Détacher Baabdath du diocèse de Beyrouth pour le joindre au diocèse voisin dit « Diocèse de Chypre » (Antélias aujourd’hui).
— Déclarer Baabdath territoire sous juridiction patriarcale.
— Faire administrer Baabdath par des prêtres maronites, sous la juridiction du Délégué Apostolique.
Toutes ces propositions se heurtèrent au refus des nouveaux protestants qui répétaient : Nous ne voulons plus être maronites ; soit protestants, soit latins.
De longues tractations entre Mgr. Debs et le Patriarche, en passant par la délégation apostolique à Beyrouth et la Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi à Rome aboutirent à la décision finale :
— Admettre les « protestants » Baabdathiens dans le rite latin.
— Confier leur service religieux aux Capucins sous la juridiction du Délégué Apostolique.
9. Réserves Capucines
Les Capucins n’avaient aucune envie de se jeter dans ce guêpier. Mais ils se devaient d’obéir au Saint-Siège et de collaborer à cette œuvre de repêchage. Le Délégué les tranquillisa : « Ce sera pour un an ». Malgré tout, le P. Jean-André de Caramagna, supérieur de la Mission déclare : « C’est un jour noir ». Son raisonnement et celui de ses confrères peut se résumer en ceci : Voilà près de trois cents ans (depuis 1626) que nous sommes au Liban. Nous avons toujours travaillé auprès des Orientaux, sans jamais en faire UN latin, sans jamais accepter UN postulant dans notre Ordre. Partout, nous étions considérés comme des appuis à nos confrères orientaux. En acceptant une paroisse de « latinisés », nous jetons la suspicion sur toutes nos activités auprès du clergé oriental qui verra en nous des concurrents.
Et puis, il y a le côté matériel : Où loger le prêtre Capucin ? Où célébrer la messe ? Où enterrer les morts éventuels ? Où trouver les fonds nécessaires ? Comment affronter les Lahoud et leurs partisans, appuyés par l’évêque et le Kaïmakam ? Notre présence mettra-t-elle fin à un conflit qui n’est pas un conflit religieux, mais politique et partisan ?
Il fallut tout de même obéir. Le P. André de Leonessa fut désigné pour prendre en charge les « latinisés ». Il y avait plus de vingt ans qu’il était en Orient, il parlait l’arabe. Il avait lancé, à Salima, le Collège Notre Dame de Lourdes, qu’il avait dirigé pendant dix ans. Sur ordre des Supérieurs, le Collège venait d’être fermé. Nul mieux que lui n’était désigné pour prendre Baabdath en main.
Sa Mission commença le 5 janvier 1893. Elle mit le point final à la présence protestante, commencée le 28 février 1892. Elle aura duré dix mois et une semaine. Ce jour là, le P. André rassembla son peuple dans l’église S. Georges des Maronites, une foule de 722 personnes, leur donna l’absolution de l’apostasie commise et les déclara, au nom du Saint-Siège, paroisse latine sous la juridiction du Délégué Apostolique.
Quelle fut la position de Habib Melki dans cette querelle ? Il avait tout intérêt à être contre les Lahoud. Si on regarde le nombre des personnes (al a’nak) il était bien favorisé, avec 13 personnes dans sa famille (lui, sa femme et ses onze enfants). Si on regarde l’étendue des terrains, (al’arzak) il en avait moins que les Lahoud et donc moins de tours d’arrosage. Enfin, la souche des Melki était l’une des quatre familles de base du village. Pouvait-il se renier, lui et sa famille en s’inféodant aux Lahoud ? Habib n’avait qu’un choix : se déclarer protestant, lui et toute sa famille. Ses enfants, Youssef entre autres, n’y étaient pour rien, et n’y comprenaient rien. Ils approuvaient le papa. Comme lui, ils étaient restés des mois sans messe, et avaient suivi, sans enthousiasme ni conviction, les prêches du délégué du pasteur Waldmeyer.
Dans les procès verbaux de la source « Al-Araar » et la demande d’éviction de Geries Lahoud par devant les tribunaux civils, on trouve le nom de Habib Oueiss el-Melki. Le Registre des causes des Opprimés souligne que Habib Oueiss el-Melki prenait part aux audiences et signait les comptes rendus. Ainsi donc, le 5 janvier 1893, il se désolidarisa des protestants pour se déclarer latin lui et sa famille.
Laissons les Maronites et les Latins, avec leurs querelles, pour nous limiter à la Biographie de notre jeune Youssef.
1 cf. Joseph Antoun Labaki : Baabdath bayna almarounya wal protestantya wal latinya 1890-1920 (Baabdath entre les maronites, les protestants et les latins, 1890-1920), Ed. Computype, Baabdath-Liban, 2013, en arabe.